The reader is a literary deity who has managed to impose his aesthetic experience through his creative power, which ranges from the creation of meaning and significance to the multiple forms he produces in the world. These choices, oscillating between attention and thought, contain the reflective function that allows him to think about the world and transcend its aporias and limits, eventually reaching a form of mystical sovereignty, an adventure to which the reader's world-body is tragically invited.
L’histoire de la critique littéraire nous apprend que le statut du lecteur a toujours été objet de réflexions esthétiques et éthiques. Entre la lecture savante qui prend ses distances avec l'effet de réel et la lecture naïve qui tombe dans le piège de l’illusion référentielle, le statut du lecteur est disputé, remis en question, réinterrogé au point d’entrer en concurrence avec l’auteur lui-même. En effet, son statut et ses fonctions dans le domaine littéraire ont connu une grande évolution depuis la critique dogmatique, aristotélicienne en l’occurrence, à la critique positiviste qui adopte une méthode scientifique et objective, jusqu’à la critique barthienne de la mort de l’auteur, en passant par la critique impressionniste où la rencontre entre le lecteur et le texte est plus que jamais mise en valeur. Cependant, une telle évolution, en plus du fait qu’elle octroie au lecteur un statut divin en ce qu’il détient une autorité absolue sur la représentation des objets imagés, elle dénude celui-ci de son statut de lecteur d’un livre, pour devenir le lecteur d’une œuvre où ses prouesses d’actualisation et d’esthétisation des signes le contraignent à assumer pleinement son rôle. Nous verrons donc à travers cette réflexion, dans quelle mesure l’acte de lecture, en dépit de son étrange association avec la mémoire et l’oubli, est assimilé à un acte de création, où l’expérience littéraire est plus que jamais inscrite dans une aventure mystique, où le réel au contact du possible engendre le vrai, le beau et l’éternel.
Le texte est une arme contre l’oubli en ce qu’il immortalise une vocation poétique dans le temps et dans l’espace. En effet, l’œuvre littéraire, en fictionnalisant le réel permet de le revivre, le modifier, le reconfigurer ou parfois l’idéaliser. Elle incarne ainsi une forme de vie : « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (Proust, 1989, p. 202). L’œuvre littéraire, par son pouvoir de créer le réel, entre en concurrence avec la vie pour enfin devenir la vie elle-même. Mais toute vie n’est qu’anamnèse, que seule une mémoire affective est à même de revivre. Le lecteur du Temps retrouvé de Marcel Proust, sensible à la fonction métalinguistique qui domine le texte, ne peut s’empêcher de revivre les souvenirs du narrateur, ses angoisses et sa joie de retrouver ce temps qu’il avait perdu, qui entravait sa verve créative, et qu’il ne pouvait retrouver que grâce à ce contact ontologique entre les souvenirs du passé et les sensations du présent. De ce fait, le lecteur proustien est invité à découvrir et revivre ses désirs, à se remémorer des souvenirs qui ne sont pas les siens et dont il arrive tout de même à déduire la même félicité. Ainsi, la mémoire affective ou la mémoire involontaire, accorde au lecteur cette possibilité de s’inscrire dans un temps qui n’est plus, dans une durée ontologique où les deux consciences se sollicitent.
Si Roland Barthes parle de l’« histoire d’une écriture » (Barthes, 1972, p.121) dans Proust et les noms, il est aussi question de l’histoire d’une lecture. En réalité, tout lecteur d’A la recherche du temps perdu est conscient d’un processus d’enchevêtrement des mémoires qui s’opère pendant la lecture, et qui l’amène à replonger dans les souvenirs du passé qui s’entremêlent avec ceux du narrateur. Le lecteur se trouve dès lors épris par une réminiscence de ses souvenirs qu’il croyait avoir oubliés :
L’essence de la mémoire est […], l’oubli […]. L’oubli est la vigilance même de la mémoire, la puissance gardienne grâce à laquelle se préserve le caché des choses et grâce à laquelle les hommes mortels, comme les dieux immortels, préservés de ce qu’ils sont, reposent dans le caché d’eux-mêmes. (Blanchot, 1969, p.460)
Et à Proust d’ajouter :
La grandeur de l’art véritable, c’est de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaitre cette réalité loin de laquelle nous vivons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. (Proust, 1989, p. 202)
Il s’agit pour l’un et pour l’autre d’insister sur le pouvoir de l’écriture, et par là, de la lecture, à créer une réalité à travers des réminiscences involontaires et tout le processus mnésique qui s’opère lors du contact entre le passé et le présent, contact d’une part des souvenirs du passé et des sensations du présent, et d’une autre part de l’acte d’écrire et l’acte de lire. L’homme devient alors maître du Temps puisqu’il parvient à transcender sa condition d’être amnésique, qui est réellement une condition de la vie.
Ecriture et lecture deviennent dès lors deux versants d’une même réalité mnésique où se jouent des mécanismes liés principalement aux apories de la mémoire et de l’oubli que les deux instances ontologiques tentent de résoudre :
Mais peut-être les souvenirs qu’elles m’ont l’un après l’autre rendus en auront-ils eux-mêmes éveillé chez le lecteur et l’auront-ils peu à peu amené, tout en s’attardant dans ces chemins fleuris et détournés, à recréer dans son esprit l’acte psychologique original appelé Lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au dedans de lui-même les quelques réflexions qu’il me reste à présenter. (Proust, 1906, p. 30-31)
L’écriture renferme de ce fait une production inachevée de sens et de signification, que seule leur actualisation par une instance lectorale pourrait accomplir et inscrire dans un espace à venir.
La lecture ne correspond pas à un acte figé dans la mesure où l’acte de lecture correspond à l’aboutissement de tout un système de création qui va de l’écriture à l’édition du livre, en passant parfois par la traduction ou l’illustration, jusqu’à son exposition dans les rayons d’une librairie. En effet, le lecteur par un simple geste d’ouverture d’un livre acquiert un statut divin, celui d’un créateur de sens et de signification, car sans lui le « livre n’est qu’un petit tas de feuilles sèches », et ce n’est qu’à travers la lecture qu’il devient « une grande forme en mouvement » (Sartre, 1947, p.36). La métaphore naturelle que laisse entendre ce propos de Sartre, où le livre est assimilé à une nature inerte, sans activité ni mouvement propre, rappelle des théories littéraires tout aussi complémentaires que contradictoires, celles de « la mort de l’auteur » de Roland Barthes, de l’intertextualité de Julia Kristeva, des théories de l’énonciation et de l’approche structurale, au prisme desquelles la lecture revêt un statut paradoxal.
En effet, au moment où Aristote nous renseigne sur le pouvoir de la poïésis, relativement liée au sujet de la production littéraire, deux autres processus se situent plutôt du côté du lecteur : l’aisthèsis et la catharsis. L’aisthèsis est un concept qui peut être traduit du grec par « perception » ou « sens » dans la mesure où il renvoie à l’activité sensorielle de la perception qui accompagne l’acte de lecture, une activité qui appelle des facultés cognitives telles que comprendre, identifier, associer, facultés à même d’établir des liens entre les prérequis cognitifs du percepteur et les nouvelles exigences de l’objet de perception, en l’occurrence le texte. L’aisthèsis serait alors ce rapport qu’entretient le lecteur avec la conscience du texte. Il en résulte alors des métamorphoses que subissent l’un et l’autre, grâce à la puissance du poiëin. En effet, on sait depuis la révolution kantienne que l’homme ne peut connaitre que les phénomènes du monde ou la chose en soi, et non les noumènes du monde ou la chose pour soi. L’expression latine « Saper aude », qui signifie « ose savoir », rend compte de ce processus où l’homme, doté de la raison et de l’entendement, est capable de schématiser le monde par le biais des lois qui orientent sa perception telles que la loi de causalité, la loi de l’identité, bref, des lois qui transcendent la pensée conceptuelle. Nous pouvons dès lors emprunter cette métaphore cosmologique et l’appliquer à l’acte de lire, car, de même que l’homme perçoit le monde autrement à chaque fois que la Terre se meut autour de l’univers, de même que, mutatis mutandis, la conscience du texte change à chaque fois que l’instance lectrice change, puisqu’il lui accorde un sens autre, parfois radicalement différent d’autres lectures. De ce fait, le lecteur participe à l’actualisation du texte littéraire, et parvient à créer un espace littéraire où se forgent son identité et son être :
Le texte, c’est cet anneau de Möbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d’écriture et face de lecture, tournent et s’échangent sans trêve, où l’écriture ne cesse de se lire, où la lecture ne cesse de s’écrire et de s’inscrire. (Genette, 1969, p. 18)
En effet, un autre aspect de la fonction créatrice de la lecture est celui de l’écriture, car lire consiste à déchiffrer un discours et à l’inscrire dans une nouvelle réalité, une compétence qui s’inscrit au cœur des théories de la réception. Ainsi, pour Umberto Eco « un texte est un artifice syntaxico-sémantico-pragmatique dont l’interprétation prévue fait partie de son propre projet génératif » (Eco, 1985, p.84). Une telle considération du rapport établi entre le texte et son lecture implicite laisse entendre qu’à chaque texte doit correspondre un lecteur idéal qui seul saura accéder au sens et à la signification de l’objet de lecture, ce qui se rapproche en quelque sorte avec l’approche structurale qui accorde au texte un pouvoir immanent à sa structure interne, lequel pouvoir puise sa légitimité dans la linguistique (la stylistique, la grammaire, la phonétique, la rhétorique, etc.), et ne s’intéresse à la signification que lorsqu’elle émane des structures profondes sous-jacentes au texte. Cette considération restreint aussi bien le pouvoir de l’auteur en ce qu’elle exclue son autorité sur le texte que celui du lecteur en ce qu’elle réduit sa compétence à une identification des mouvements internes du texte. Quant aux poétiques de lecture, la lecture s’y érige en autorité créatrice
L’organisation, la cohérence et l’agencement des unités textuelles créent une réalité symbolique indépendante de l’instance créatrice, à savoir l’auteur, ce « Dieu, et ses hypostases, la raison, la science, la loi » (Barthes, 1984, p. 66). Elles ne revêtent réellement un sens que dans la conscience du lecteur, et que par les significations qu’engendre son imagination créatrice, comme le pense Montaigne dans ses Essais : « Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d'autrui des perfections autres que celles que l'auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches. » (Montaigne,1973, p. 196). Mais tandis que ces théories s’acharnent sur l’autorité de l’un ou de l’autre, Sartre voit le rapport autrement dans Qu’est-ce que la littérature où il leur consacre deux chapitres « Qu’est-ce qu’écrire ? » et « Pour qui écrit-on ? », en ce qu’il inscrit les deux consciences dans un même acte de liberté car « c’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qui est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que par et pour autrui. » (Sartre, 1948, p. 55) La lecture serait alors cette instance qui ne croit pas aux contradictions, aux malaises du sens, aux traumatismes de la création, car elle est libre, légère, et tolérante : « La lecture est un bonheur qui demande plus d’innocence et de liberté que de considération. » (Blanchot, 1956, p.123) C’est ainsi qu’il participe à la création du monde : « écrire, c’est faire appel au lecteur pour qu’il fasse passer à l’existence objective le dévoilement que j’ai entrepris par le moyen du langage. » (Sartre, 1948, p. 59)
Ainsi, l’œuvre littéraire n’existe pas sans lecteur, puisque c’est celui-ci qui fait que l’œuvre devient ce qu’elle est. Car, contrairement à la paralittérature où le sens des mots est prédéfini ou superficiel, le sens des mots des œuvres littéraires dépend d’une seule instance créatrice, qui seule sera capable de rendre cet espace sémantique habitable : celle du lecteur qui ne semble pas peiner à lire un poème ou à interpréter une métaphore, puisqu’il est séduit par l’aventure à laquelle il est convié et dans laquelle son imagination est plus que jamais interpellée.
La littérature nous domine et c’est une domination consentie qui se fait parfois sans violence, car le lecteur y adhère volontairement, et même devant les violences textuelles les plus ardues, le lecteur jouit d’un certain plaisir, un plaisir certes paradoxal, dû à une catharsis qui le libère du mal par la pitié et la crainte qu’il peut ressentir envers les personnages ou les événements. Il s’agit d’une domination totalisante, où le lecteur sacrifie son temps, son corps, ses fantasmes et son imagination fabulatrice, parfois même sa vie comme l’atteste le bovarysme où la rupture entre le réel et la fiction crée un délire tragique, un sacrifice qui devient une condition sine qua none pour accéder à l’expérience littéraire. D’autant plus qu’au moment où l’écriture est associée à un travail, la lecture est constamment liée à une jouissance, à la réception d’un plaisir dans l’espace littéraire. L’acte de lire, étant une dynamique dialogique, crée un événement littéraire ou l’homme rencontre le verbe, « le Mot d’autrui[1] » selon la formule de Bakhtine.
C’est de se méprendre complètement sur le pouvoir de la lecture que de croire qu’elle n’apparait que comme une instance qui déchiffre les niveaux sémantiques. En effet, si l’imagination poétique de l’auteur est récompensée par la critique ou par les prix littéraires, celle du lecteur, d’abord fabulatrice puis créatrice, reste à jamais cachée dans l’espace littéraire. Le lecteur crée un espace dynamique où se jouent des batailles d’une spiritualité déconcertante génératrice d’un poiëin perçu comme une création mystique infinie.
Nous comprenons donc que l’œuvre d’art naît d’un sentiment unique de l’artiste, une naissance tragique à la laquelle personne n’assiste. Il en résulte qu’on n’arrivera jamais à coïncider avec l’intuition de l’auteur, comme le pense Bergson dans La Pensée et le mouvant. Cela révèle probablement le caractère infini du langage en ce qu’il est capable de créer une infinité de perceptions. En effet, le lecteur ne cesse de remplir les blancs et les trous laissés par l’auteur dans le corps du texte, ce qui présuppose une infinité de sentiments vis-à-vis de l’œuvre d’art : « l’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer, il nous les suggère » (Bergson, 2013, p.11) La lecture s’inscrit dès lors dans une quête herméneutique, voire même mystique, où le pathos l’emporte sur le logos comme le laisse entendre les verbes « éprouver » et « comprendre » dans ce passage de Essai sur les données immédiates de la conscience :
Mais la plupart des émotions sont grosses de mille sensations, sentiments ou idées qui les pénètrent : chacune d’elles est donc un état unique en son genre, indéfinissable, et il semble qu’il faudrait revivre la vie de celui qui l’éprouve pour l’embrasser dans sa complexité originale. Pourtant l’artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu’il ne saurait nous faire comprendre. (Bergson, 2013, p. 13)
C’est une expérience spirituelle car l’auteur est lui-même un lecteur sensible qui a su transcender son statut lectoral. L’œuvre littéraire devient un palimpseste impressionnant où les deux postures de lecture et d’écriture s’entremêlent, où les deux consciences se rencontrent et se confient l’une à l’autre :
Il me faut ainsi me retenir et ravaler en moi l’obscur sanglot, ce cri d’appel. Mais hélas ! Vers qui se tourner ? à qui donc, mais à qui peut-on s’adresser ? à l’ange, non ! A l’homme, non ! et les animaux pressentent et savent, dans leur sagesse, qu’on ne peut pas s’y fier : que nous n’habitons pas chez nous dans le monde interprété. (Barthes, 1972 : 315)
L’œuvre littéraire renferme de ce fait cet espace symbolique dans lequel, auteur et lecteur, se retrouvent, dialoguent et résistent à leur condition tragique où l’ennui, la solitude, le désir et le temps les condamnent à jamais. C’est alors qu’ils s’élèvent vers les hauteurs de leurs âmes, et choisissent de suspendre leurs conflits et jugements.
Le lecteur détient alors ce pouvoir métaphysique qui lui permet de trier et rassembler ce qu’il lit : « ce que la vue est au corps, l’intellect l’est à l’âme » (Aristote, I, 1096). En effet, le mot intellect, de par son appartenance étymologique formée sur le supin de intellegere qui veut dire « comprendre », rappelle aussi le verbe lire. La philosophie intuitive, notamment avec les travaux de Bergson, rendra ce traitement encore plus problématique puisqu’elle s’élève contre toute forme d’intelligence, et prône l’intuition comme seule condition d’interpréter le monde, et par là, d’accéder au sens et à la signification du texte. En effet, le lecteur bergsonien est perçu comme cet être doté d’une sensibilité suffisante à même de déchiffrer les différentes couches cognitives du texte, processus durant lequel l’imagination fabulatrice s’élève et devient créatrice.
Aussi, arrive-t-il parfois que l’auteur ne se suffit pas à ses lecteurs contemporains, et choisit de communiquer via son œuvre avec la postérité. C’est le cas de Denis Diderot qui ne cesse dans Le Neveu de Rameau, d’interpeller un lecteur hypothétique auquel les personnages Moi et Lui ne cessent de semer trouble et doute dans l’esprit du lecteur, tout en le préparant à la méditation philosophique, notamment par ce « rira bien qui rira le dernier » (Diderot, 2001, p. 148). C’est aussi dans Jacques le Fataliste et Son maitre où le dialogue avec le lecteur revêt une dimension plus troublante :
Vous voyez lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est ce qui m’empêcherait de marier le maitre et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! (Diderot, 1951, p. 509)
Dans cet incipit qui rompt avec les conventions traditionnelles, où la situation d’énonciation permet d’annoncer le temps, l’espace et l’action, Diderot choisit d’interpeler la personne et le statut du lecteur pour attirer son attention sur les conflits politico-sociologiques des Lumières. Ce choix rend le processus de réception encore plus engagé dans une conscience réflexive, où les personnages sont perçus comme des prétextes didactiques à un enseignement que son œuvre prétend apporter. Le lecteur, de gré ou de force, est embarqué dans une aventure de démystification du texte libérant ainsi l’œuvre d’art de la tyrannie des règles et des conventions. Ainsi, la pensée de l’auteur ne trouve réellement son prolongement que lorsqu’elle est prise en charge par une instance lectrice.
[1] Le Mot avec la lettre « m » en majuscule est largement analysé dans un article de Irina Tylkowski intitulé : « La conception du dialogue » de Mikhail Bakhtine et ses sources sociologiques (voir Bibliographie), où elle analyse le statut et les fonctions du sujet dans le discours.
La lecture est une révolte contre la logique du texte, c’est une contrainte corporelle qui relève d’une forme de violence. On parle déjà de la violence de texte, mais cette violence parvient aussi à atteindre le corps du lecteur qui se trouve submergé par des processus mnésiques et mystiques qui rendent l’acte de lire potentiellement inscrit dans une révolte contre la fixité et la conception quantitative du monde. Et à ce plaisir du texte que prône la poétique barthienne, s’ajoute la joie esthétique (Sartre, 1948, p. 75) qui remémore cette rencontre spirituelle entre deux âmes qui ne se connaissent guère, et qui donnent sens à l’essence même de la littérature et à la vie.
Devant les théories qui s’arrachent le pouvoir sur l’œuvre littéraire, le lecteur, tout conscient de la force créatrice qui émane de sa posture naturelle, continue s’affirmer dans la scène de la critique littéraire. La libido dominandi semble trouver sa place dans la discipline littéraire rendant ainsi compte de la tyrannie des uns et des autres. Il s’agit en effet d’une pulsion de dominer l’autre même lorsque l’objet d’étude relève du domaine le plus sacré. Auteur, lecteur, critique, autant d’instances qui s’arrachent le pouvoir sur le texte en oubliant qu’« au commencement était le verbe », une parole incessamment renouvelée du vivant, et qu’ils ne sont que des prétextes de la volonté du monde de s’émanciper, qu’une médiation à la connaissance de soi et du monde. La lecture devient dès lors un impératif catégorique au sens kantien, de ce « connais-toi, toi-même » qui est le propre de l’homme.